29 février 2024 - A l’occasion d’une conférence coorganisée par Sorbonne Compliance et Le Club des juristes le 21 février 2024, des représentants du Department of Justice américain (« DoJ ») et du Parquet National Financier français (« PNF ») ont discuté de l'actualité en matière de compliance en France et aux Etats-Unis. Ces échanges ont permis d’apporter un certain nombre d’éclaircissements sur les attentes respectives du PNF et du DoJ en matière de coopération avec les personnes morales faisant l’objet d’enquêtes pénales pour certaines infractions telles que la corruption et les violations des sanctions et des contrôles des exportations.

Nous revenons ci-dessous sur les principaux éléments discutés durant cette conférence.


1. Bilan sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public (« CJIP ») un an après la publication des Lignes directrices du PNF

    Le 16 janvier 2023, le PNF présentait ses nouvelles Lignes directrices en matière de CJIP, mécanisme transactionnel initialement ouvert en 2016 en cas d’atteintes à la probité (corruption et trafic d’influence), étendu à la fraude fiscale en 2018 et, enfin, au blanchiment de ces délits ainsi qu’aux infractions prévues par le code de l’environnement en 2020. Monsieur Philippe Jaeglé, procureur de la République financier adjoint, a dressé le bilan de la pratique du PNF en matière de CJIP dans le but de permettre aux entreprises de mieux appréhender ses attentes et de favoriser une plus grande coopération avant et au cours de l’enquête pénale.

    Ainsi, depuis l'adoption de ce mécanisme en 2016, 20 CJIP ont été conclues, dont cinq pour la seule année 2023. Sept d’entre elles concernent des atteintes à la probité, notamment des faits de corruption publique active privée ou de corruption active d’agents publics étrangers, tandis que les 13 autres concernent des atteintes aux finances publiques de l’Etat, notamment les délits de fraude fiscale et de blanchiment de fraude fiscale. Outre les amendes records, le montant moyen des amendes prononcées est de 45 millions d’euros pour la première catégorie et de 70 millions d’euros pour la seconde.

    i) La coopération est un préalable incontournable à l’entrée en négociation dans le cadre d’une CJIP

      Monsieur Jaeglé a insisté sur l’importance de la coopération pour les entreprises qui seraient visées par une enquête diligentée par le PNF, ainsi que celles qui auraient découvert que des faits susceptibles d’emporter une qualification pénale auraient été commis dans leurs rangs.

      Aux yeux du PNF, la coopération de l’entreprise à l’enquête menée par les autorités peut se manifester à travers des conduites telles que :

      • L’adoption spontanée de mesures, par l’entreprise, pour renforcer l’effectivité de sa politique interne en matière de conformité ;
      • Une décision forte de changement de l’équipe managériale possiblement impliquée dans les manquements ; et/ou
      • La décision d’indemniser spontanément, et au préalable, les victimes des manquements allégués.

      Cette volonté de coopérer s’apprécie aussi dans la conduite d’une enquête interne objective, exhaustive et transparente, couplée à la révélation spontanée des faits confirmés par l’enquête. Le PNF préconise ainsi que l’enquête interne :

      • Intervienne au stade le plus précoce possible (par exemple, dès la réception d’un signalement interne) de manière à vérifier rapidement la véracité du manquement allégué et le cas échéant permettre des échanges productifs avec les autorités ;
      • Questionne particulièrement la responsabilité pénale de la chaine hiérarchique afin d’éviter les victimes dites « sacrificielles » ;
      • Soit décorrélée de l’exercice de la défense pénale et des droits de la défense, qu’il s’agisse du choix de la méthode diligentée, des personnes ciblées dans la conduite des entretiens ou des données gelées pour les besoins de l’enquête.

      Monsieur Jaeglé a particulièrement insisté sur la nécessité de révéler spontanément, préalablement à l’ouverture de l’enquête pénale, les faits délictuels qui auraient été mis en évidence à travers une enquête interne. Le PNF considère ainsi que l’autorévélation est toujours de bonne foi.

      ii) La coopération est un facteur minorant de la part restitutive de l’amende d’intérêt public

        Pour rappel, les Lignes Directrices du PNF disposent que la révélation spontanée des faits par l’entreprise concernée peut emporter une réduction de la part punitive de l’amende d’intérêt public pouvant aller jusqu’à 50% de son montant. La pertinence de l’enquête interne et la coopération active après l’ouverture de l’enquête pénale emportent, respectivement, une réduction pouvant aller de 20% à 30% du montant de la part punitive de l’amende d’intérêt public.

        Ainsi, la coopération pleine, totale et préalable à l’ouverture de l’enquête pénale, peut conduire l’entreprise concernée à voir la part punitive de son amende diminuée à un montant quasi nul. Le procureur de la République financier adjoint a rappelé que dans ces circonstances, la peine prévue par la CJIP s’en trouve réduite au paiement de la seule part restitutive de l’amende (soit le produit tiré des infractions) ainsi qu’à la soumission éventuelle de l’entreprise à un programme de mise en conformité.

        L’objectif du PNF est d’inciter les entreprises à se tourner spontanément vers leurs autorités de poursuite naturelles afin de faire prévaloir la souveraineté judiciaire française.


        2. Un parallèle utile entre la pratique transactionnelle du PNF et de la Foreign Corrupt Practices Act FCPA »)Unit auprès du DoJ

            Monsieur Alex Kramer (Assistant Chief, Foreign Corrupt Practices Act Unit, Fraud Section, Criminal Division) a également évoqué les poursuites d’entreprises aux Etats-Unis et a dressé un parallèle utile entre les objectifs poursuivis par les Lignes directrices du PNF et ceux poursuivis par la récente Corporate Enforcement Policy, applicable à l’ensemble des unités de la Criminal Division du DoJ depuis janvier 2023.

            La Corporate Enforcement Policy était initialement conçue comme un programme pilote propre à la FCPA Unit. Cette politique encourage les entreprises ayant identifié la commission de faits emportant une ou plusieurs qualifications pénales prévues par le FCPA de les révéler spontanément et le plus tôt possible.

            i) La possibilité pour les entreprises coopérant de bonne foi d’obtenir une declination of prosecution

              L’autorévélation spontanée et intervenant le plus tôt possible, soit en amont de l’ouverture d’une enquête pénale, peut permettre à l’entreprise concernée de ne pas être formellement poursuivie pour ces manquements. Dans ce cadre, la FCPA Unit apprécie notamment si l’autorévélation a été faite volontairement par l’entreprise concernée ou si celle-ci a été contrainte par une obligation légale ou sous la menace que les faits soient rendus publiques par un lanceur d’alerte. Si l’autorévélation doit de préférence intervenir avant l’ouverture de l’enquête pénale, il est de pratique de prendre en considération le temps normalement dévolu à l’obtention de la décision de se rapprocher des autorités en interne ou à la conduite d’une enquête interne.

              Contrairement à la pratique du PNF, selon les mots d’A. Kramer, la réalisation préalable d’une enquête interne ne constitue pas un prérequis à la négociation. Cependant, le représentant de la FCPA Unit a insisté sur la nécessité que l’entreprise soit pleinement transparente dans la divulgation des informations en sa possession, notamment concernant les informations relatives à sa hiérarchie. En effet, le fait de ne pas entièrement et pleinement divulguer l’ensemble des informations connues ne peut être constitutif d’une révélation spontanée et de bonne foi au sens de la Corporate Enforcement Policy.

              Monsieur Kramer a par ailleurs précisé qu’en l’absence d’autorévélation, des « cooperation credits » peuvent toutefois être attribués durant l’enquête pénale, appréciés selon les facteurs suivants, sans que cette liste ne soit exhaustive :

              • La réalisation d’une enquête interne ;
              • Le caractère proactif de la coopération, l’entreprise ne se limitant pas à répondre aux questions qui lui sont posées ;
              • La transmission d’informations et preuves aux autorités allant au-delà des limites posées par le principe de confidentialité des échanges clients-avocat (sans qu’il ne soit requis que ce privilège soit levé) ;
              • La préservation des preuves et leur transmission volontaire ;
              • La collecte de documents en possession des partenaires et des tiers de l’entreprise, ainsi que l’encouragement des tiers à coopérer avec les autorités dans le cadre de leurs relations contractuelles les liant à l’entreprise ;
              • Les mesures de remédiation mises en place par l’entreprise, qu’il s’agisse de la détection, de la cessation ou de la sanction disciplinaire des manquements.

              ii) La question des mesures de remédiation est essentielle dans l’appréciation de la peine éventuellement infligée à l’entreprise

                A. Kramer a rappelé que l’incapacité pour l’entreprise à détecter les comportements délictueux commis par ses organes ou représentants ou l’absence de ressources dédiées à la fonction conformité pouvaient justifier l’imposition d’un monitorat bien plus coûteux qu’une politique interne de conformité efficace, à la différence d’une simple obligation de reporting périodique.

                Par ailleurs, l’absence oul’ineffectivité d’une politique interne de conformité au moment de la commission de l’infraction peut constituer une circonstance aggravante, au même titre que la récidive, le caractère sérieux du manquement allégué ou encore le degré d’implication personnel des employés de l’entreprise dans la commission de l’infraction.

                Ainsi, en l’absence de circonstances aggravantes qui rendraient les mécanismes de justice transactionnelle inopérants, la coopération active de l’entreprise peut conduire à la réduction de l’amende prononcée jusqu’à 75% de son montant, tandis qu’en l’absence d’autorévélation, cette réduction est portée à seulement 50% de son montant.


                3. La priorité donnée à la poursuite des entreprises auteurs d’infractions portant atteinte à la sécurité nationale

                  Monsieur Ian Richardson (Chief Counsel for Corporate Enforcement, National Security Division) a décrit les grandes tendances dans la poursuite d’infractions portant atteinte à la sécurité nationale aux Etats-Unis. Historiquement, l’attention de la National Security Division s’était principalement portée sur la poursuite des individus, bien que certaines entreprises aient pu faire l’objet de poursuites par le passé.

                  Cependant, depuis l’affaire Lafarge, la tendance s’est largement inversée, résultant en un accroissement du nombre de poursuites engagées à l’encontre d’entreprises pour des infractions à la sécurité nationale commises dans le cadre de leurs activités. La création du poste de Chief Counsel for Corporate Enforcement, a rappelé Monsieur Richardson, traduit bien la priorité nouvelle portée par le gouvernement américain visant à prévenir et sanctionner les risques géopolitiques et sécuritaires émanant de la conduite des affaires, par les entreprises américaines et étrangères, à l’étranger.

                  Une grande majorité de ces poursuites judiciaires concernent les manquements aux obligations en matière de contrôle des exportations, ou encore la violation ou le contournement des différents régimes de sanctions adoptés par les Etats-Unis. Ces manquements étant considérés comme particulièrement graves, ils ne permettent pas, contrairement aux infractions prévues par le FCPA, l’accession à une "declination of prosecution", même dans les cas où l’entreprise aurait divulgué spontanément les faits ou aurait coopéré activement avec les autorités.

                  Cependant, la National Security Division accorde une importance particulière à la coopération avant et pendant l’enquête pénale. Dans le processus transactionnel, la remise volontaire des profits générés par les manquements peut mener à la conclusion d’un "non-prosecution agreement", évitant à l’entreprise concernée de plaider coupable, pourvu que des circonstances aggravantes ne soient pas identifiées.

                  Selon I. Richardson, cette coopération sert les intérêts de la sécurité nationale des Etats-Unis puisqu’elle permet, par exemple, d’identifier les individus, au sein de l’entreprise, qui auraient commis personnellement les infractions, ou encore de démanteler des réseaux domestiques ou étrangers de contournement des sanctions.

                  En somme, selon Monsieur Richardson, les entreprises peuvent avoir des comportements préjudiciels pour les intérêts des Etats-Unis, surtout lorsqu’elles n’adoptent pas des programmes de conformité internes solides en matière de sanctions et de contrôle des exportations. L’objectif affiché par la National Security Division est que les entreprises acceptent de changer leur mode d’appréciation du risque pénal lorsqu’elles prennent des décisions qui ont des ramifications sur la sécurité nationale. Cela se traduit par la mise en œuvre effective des dispositions répressives applicables, ainsi qu’un encouragement à recourir à la coopération pour les entreprises concernées.


                  4. Conseils pratiques

                    Cette discussion d’une grande richesse entre les représentants du DoJ et du PNF permet d’illustrer la convergence grandissante entre la pratique des autorités de poursuites américaines et françaises en matière de répression des infractions d’atteinte à la probité :

                    • Le recours à la justice négociée est un élément cardinal de la poursuite des infractions de corruption et de trafic d’influence par le DoJ et s’installe durablement, en France, dans la pratique du PNF ;
                    • Les autorités de poursuite se montrent particulièrement ouvertes à entrer en négociation avec les entreprises concernées par la commission de ces délits, pourvu que l’entreprise démontre sa bonne foi ;
                    • La bonne foi d’une entreprise s’apprécie notamment par sa volonté de coopérer en toute transparence, de manière totale et proactive, avec les autorités ;
                    • La coopération doit par ailleurs être décorrélée de l’exercice des droits de la défense et favoriser la recherche efficace et effective de tous les auteurs des faits allégués 
                    • La coopération doit revêtir un élément temporel : la révélation spontanée des faits identifiés avant l’ouverture d’une enquête pénale sera récompensée, mais une certaine indulgence sera accordée à l’entreprise qui révèle « tardivement » les faits car elle entreprend la conduite d’une enquête interneobjective, complète et transparente ;
                    • Un facteur essentiel de l’appréciation de la bonne foi de l’entreprise repose sur la rigueur de son programme interne de conformité et de ses procédures internes de recueil et de traitement des signalements – allouer les ressources nécessaires à leur effectivité offrira à l’entreprise concernée les moyens de se prémunir de pénalités onéreuses.

                    A l’aune de l’adoption d’une future Directive de l’Union européenne (« UE ») définissant les infractions pénales et les pénalités applicables en cas de violation des mesures restrictives de l’UE, la pratique de la National Security Division offre par ailleurs des pistes de réflexion utiles dans la perspective de l’entrée en vigueur prochaine de ce texte :

                    • Le Chief Counsel for Corporate Enforcment l’a affirmé : il est essentiel pour les entreprises d’appréhender dans leurs évaluations des risques ceux concernant les violations et/ou le contournement des sanctions et des contrôles des exportations afin d’intégrer les priorités définies par les Etats-Unis en matière de politique étrangère et de sécurité intérieure ;
                    • Si la violation des sanctions ou des contrôles des exportations américains sont éligibles à certains mécanismes de justice négociée pour l’entreprise qui coopère de bonne foi, comme en matière d’atteinte à la probité, ces infractions sont jugées particulièrement graves et ne peuvent aboutir à la levée pure et simple des poursuites ;
                    • L’adoption future de la Directive de l’UE précitée réaffirme la priorité donnée à la poursuite de ces infractions au sein des Etats membres de l’UE et doit encourager les opérateurs européens à adopter les politiques et procédures de conformité adéquates.