Cet article relatif à l'adoption de sanctions économiques et de mesures de contrôle à l'export américaines à l'encontre de deux géants de la tech chinois, TikTok et WeChat clôt notre panorama - en trois parties - des sanctions économiques émergentes contre la Chine. Pour rappel, les parties 1 (Hong Kong) et 2 (Huawei) sont disponibles sur notre site internet. 

Dans un contexte de tensions diplomatiques croissantes entre Washington et Pékin sur fond d’enjeux technologiques, économiques et géopolitiques, deux fleurons de l’industrie numérique chinoise se trouvent dans le collimateur de l’exécutif américain. Des soupçons d’espionnage et d’utilisation des données collectées au profit de Pékin pèsent sur TikTok et WeChat, deux réseaux sociaux qui, en dépassant le premier cercle d’utilisateurs chinois, comptent désormais chacun plus d’un milliard d’utilisateurs.

La défiance américaine envers TikTok dans un contexte de montée des tensions entre Pékin et Washington

L’application TikTok a vu son utilisation croitre significativement ces derniers mois dans le contexte des mouvements de dénonciation du racisme et des violences policières (« Black Lives Matter ») et rencontre aujourd’hui un succès grandissant sur le territoire américain où elle compte aujourd’hui plus de 100 millions d’utilisateurs).1

Cette croissance fulgurante inquiète les autorités américaines conscientes des risques liés à l’emploi des données personnelles de citoyens américains, collectées au travers de l’application, par les services de renseignement chinois. Ces craintes trouvent leur fondement dans l’article 7 de la loi chinoise sur le renseignement national promulguée en juin 2017 qui dispose que « toute organisation ou citoyen doit, en accord avec la loi, soutenir, apporter assistance et coopérer avec le travail de renseignement national et garder le secret sur tout travail de renseignement national dont ils ont connaissance ». Si ces allégations d’espionnage n’ont jamais été étayées de preuves et ont toujours été démenties par TikTok et par sa maison mère - la société chinoise ByteDance – cette dernière fait l’objet d’une surveillance accrue de l’exécutif américain depuis 2019.

A ce titre, et dès le mois de février 2019, à la suite de poursuites diligentées par la FTC (« Federal Trade Commission »), TikTok a signé un accord transactionnel avec les autorités américaines pour un montant de 5,7 millions de dollars pour avoir collecté illégalement les données d’utilisateurs de moins de 13 ans sans l’autorisation de leurs parents et ce, en contravention avec le Children Online Privacy Protection Act qui conditionne la collecte de ces données personnelles à une autorisation parentale.2

Par la suite, et consciente des risques liés au potentiel partage des données renseignées dans l’application avec les services de renseignement chinois, l’armée américaine a interdit à ses membres de télécharger TikTok sur les téléphones qu’elle met à leur disposition.3 Certaines administrations américaines ont également adopté des mesures analogues qui ont abouti à l’adoption par le Sénat américain du No TikTok on Government Devices Act visant à bannir TikTok des téléphones fournis par les administrations américaines.4

Les souvenirs de l’ingérence russe dans la dernière élection présidentielle étant encore vivaces, les équipes du candidat démocrate Joe Biden ont par ailleurs décidé, en juillet 2020, d’interdire l’application des téléphones professionnels et personnels de leurs membres face aux soupçons d’espionnage entourant TikTok.5

Concomitamment, le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (« CFIUS »), l’organisme américain chargé de s’assurer que les investissements étrangers ne portent pas atteinte à la sécurité et aux intérêts stratégiques des États-Unis, a diligenté une enquête sur TikTok, à la suite du rachat de l’application Musical.ly (devenue par la suite TikTok) par la société chinoise ByteDance en 2017 pour 800 millions de dollars. Cette enquête a été initiée sur requête de plusieurs sénateurs inquiets que cette application constitue une menace pour la sécurité nationale.6

C’est dans ce contexte, qu’au courant du mois de juillet 2020, Mike Pompeo et Donald Trump ont menacé d’exclure TikTok du marché américain.7

Les effets de la fermeture de l’étau américain sur TikTok sur WeChat, autre fleuron du numérique chinois

Ces menaces ont été mises à exécution le 6 août 2020 au travers de la publication de deux décrets présidentiels (« Executive Orders ») interdisant à toute personne américaine ou soumise à la juridiction américaine d’effectuer des transactions avec TikTok et WeChat (ainsi que leurs maisons mères – respectivement ByteDance et Tencent).8 

A ce titre, le département du Commerce américain avait 45 jours à compter de l’adoption de ces décrets pour préciser la nature des transactions prohibées. C’est ainsi que par une annonce en date du 18 septembre,9 ce dernier a dévoilé que les mesures restrictives prendraient effet en deux temps, le 20 septembre suivi du12 novembre 2020. Celles-ci se présentent principalement comme des interdictions pour les U.S. persons d’effectuer certaines prestations de services à ces applications.

D’une part, depuis le 20 septembre 2020, sont désormais interdites aux Etats-Unis :

  • la fourniture de services visant à distribuer ou maintenir ces applications, leurs codes et leurs mises à jour par l’intermédiaire d’un magasin d’applications mobiles en ligne ;
  • la fourniture de services par l’intermédiaire de l’application WeChat en vue de transférer les fonds ou de traiter des paiements.

D’autre part, depuis le 20 septembre pour WeChat et à partir du 12 novembre 2020 pour TikTok, sont également interdites aux Etats-Unis :

  • la fourniture de services d’hébergement internet, de services de réseau de distribution, ou de services de transit ou d’appairage internet – directement conclus ou arrangés – permettant le fonctionnement ou l’optimisation de ces applications ;
  • l’utilisation des codes des applications, de leurs fonctions ou services dans le fonctionnement de logiciels ou services développés et/ou accessibles aux Etats-Unis.

Toutefois, l’entrée en vigueur de ces mesures a été retardée par la justice américaine. En effet, saisi par Tik Tok pour des motifs d’inconstitutionnalité des Executive Orders, un juge américain a tranché en faveur de cette dernière le 27 septembre 2020 en décidant de maintenir l’application sur les plateformes de téléchargement d’applications mobiles aux Etats Unis.10 Cette victoire temporaire qui fait écho à une décision analogue prise par la justice américaine à l’encontre de WeChat offre un répit temporaire aux deux applications.11

Ces décrets ont été pris par la justice américaine en raison des risques potentiels que ces applications font peser sur la sécurité nationale américaine. Ainsi, selon ces décrets, TikTok comme WeChat « capture automatiquement de larges pans d'information sur ses utilisateurs permettant au Parti communiste chinois d’avoir accès aux informations personnelles de citoyens américains ». En outre, le décret ajoute que TikTok pourrait permettre de « pister des employés du gouvernement, de réunir des dossiers personnels à des fins de chantage et de pratiquer l'espionnage industriel ».12 Les décrets justifient également les mesures prises en invoquant le fait que ces applications se sont déjà vues imposer des restrictions similaires par d’autres Etats comme l’Inde ou l’Australie en raison des risques qu’elles présentaient en matière de protection des données de leurs utilisateurs.

Par ce biais, l’administration Trump exclurait donc de jure TikTok et WeChat du marché américain. A ce titre, ces applications ne devraient donc plus être disponibles dans les stores des deux géants du numérique américain Google et Apple 45 jours après l’entrée en vigueur de ces deux décrets.

Alors que TikTok était clairement identifiée dans les menaces formulées par l’exécutif américain dès le mois de juillet 2020, l’ajout de WeChat, détenue par le géant du numérique Tencent (7e capitalisation boursière mondiale juste devant Facebook) a, quant à lui, été plus surprenant. Cette désignation surprise emporte paradoxalement des conséquences plus importantes, dans la mesure où WeChat est bien plus qu’un réseau social, l’application permettant par exemple de régler des achats en ligne ou de commander des billets de train. Les conséquences opérationnelles de cette désignation risquent notamment d’être significatives dans le secteur du luxe où l’application est fréquemment utilisée comme moyen de paiement par les clients chinois. Toutefois, il convient de noter que l’exécutif américain a limité l’application de ces sanctions au territoire américain, ce qui de facto en diminue significativement la portée.

En tout état de cause, dans ce contexte, il est primordial pour les sociétés entretenant des relations commerciales avec ces deux entités, d’identifier la nature de ces relations afin de déterminer l’impact potentiel de ces désignations sur ces dernières.

Le 14 août 2020, poursuivant sur cette même logique, l’exécutif américain a adopté un autre décret sur le fondement de la section 721 du Defense Production Act de 1950 pour s’opposer au rachat de Musical.ly par la société ByteDance Ltd (ce même rachat qui avait fait l’objet d’une enquête du CFIUS en 2019).13 Ce décret impose à ByteDance de se séparer des activités américaines de TikTok pour des raisons de sécurité nationale dans un délai de 90 jours (soit le 12 novembre 2020, date d’entrée en vigueur de la seconde vague de mesures restrictives à l’encontre de TikTok selon l’annonce du département du Commerce) à des conditions fixées par le CFIUS (hors extension de 30 jours décidée par le CFIUS).14

Une réponse chinoise contrastée dans le contexte de vente des activités américaines de ByteDance

Dans ce contexte, le CEO de TikTok, Kevin Meyer, nommé début juin 2020 a décidé de démissionner en raison de l’impossibilité pour lui d’exercer ses fonctions.15 TikTok a également décidé de contester la légalité du décret adopté par l’administration Trump à son encontre devant les tribunaux américains fin août 2020.16

De leur côté, les autorités chinoises, par l’intermédiaire du porte-parole de la diplomatie, Wang Wengbin, ont dénoncé « une manipulation et une répression politiques » après les mesures radicales prises à l'encontre des applications chinoises TikTok et WeChat aux États-Unis.17

Ces mesures ont dans un premier temps poussé la maison mère de TikTok, ByteDance à entamer des discussions afin de céder ses activités sur le territoire américain à une société américaine. Toutefois, en réponse à ce décret, la Chine a renforcé ses règles de contrôle à l’export pour la première fois depuis 2008 pour notamment intégrer les « services de recommandations d’informations personnalisés basés sur l’analyse des données », technologie sur laquelle est notamment basée TikTok dont les algorithmes permettent après analyse du comportement des utilisateurs de fournir des contenus personnalisés, soumettant ainsi le rachat de cette technologie à l’approbation des autorités chinoises.18 Or, dans les circonstances actuelles de guerre économique ouverte avec Washington il apparait ainsi peu probable que Pékin donne son accord à ByteDance pour céder la technologie derrière TikTok. La société ByteDance se retrouve donc prisonnière entre le marteau américain qui la contraint de céder ses activités sur le territoire américain et l’enclume chinoise qui n’autoriserait que la vente d’une coquille vide, les autorisations requises pour le transfert de technologie ayant peu de chance d’être accordées par Pékin.

Dans ces circonstances tendues, après avoir refusé l’offre de rachat des activités américaines de l’application par Microsoft-Walmart, ByteDance s’était ravisée en semblant désormais privilégier la mise en place d’un « partenariat technologique privilégié » (et non pas une vente) avec une autre porte étendard de la Silicon Valley, l’américain Oracle dont le CEO est un soutien actif du Président Trump.19 Or, par un article publié dans le quotidien d’Etat chinois China Daily le 23 septembre,20 ce potentiel arrangement est vivement remis en cause en ces mots : « La Chine n’a aucune raison de donner le feu vert à un tel accord qui est sale et injuste et qui repose sur l’intimidation et l’extorsion. » Le journal invoque notamment ce refus au motif que si les Etats-Unis réussissent à aboutir à un tel accord avec ByteDance, cela ne sera que le premier d’une longue série à venir de rachats et pressions avec d’autres entreprises étrangères. Cette nouvelle évolution conduit ainsi à reconsidérer un éventuel apaisement dans le dialogue commercial sino-américain.

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1  https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/06/15/black-lives-matter-en-boucle-sur-tiktok_6042945_4408996.html.

2  https://www.ftc.gov/news-events/press-releases/2019/02/video-social-networking-app-musically-agrees-settle-ftc.

3  https://www.reuters.com/article/us-usa-tiktok-navy/u-s-navy-bans-tiktok-from-government-issued-mobile-devices-idUSKBN1YO2HU.

4  https://www.congress.gov/bill/116th-congress/senate-bill/3455.

5  https://edition.cnn.com/2020/07/28/politics/biden-campaign-tiktok/index.html.

6  https://www.reuters.com/article/us-usa-congress-tiktok/senators-call-for-intelligence-probe-into-chinese-owned-app-tiktok-idUSKBN1X32J3.

7  https://edition.cnn.com/2020/07/07/tech/us-tiktok-ban/index.html.

8  https://www.whitehouse.gov/presidential-actions/executive-order-addressing-threat-posed-wechat/ ; https://www.federalregister.gov/documents/2020/08/11/2020-17699/addressing-the-threat-posed-by-tiktok-and-taking-additional-steps-to-address-the-national-emergency.

9  https://www.commerce.gov/news/press-releases/2020/09/commerce-department-prohibits-wechat-and-tiktok-transactions-protect.

10 https://www.wsj.com/articles/tiktok-makes-its-case-for-last-minute-reprieve-from-u-s-download-ban-11601225594.

11  https://www.nytimes.com/2020/09/27/technology/tiktok-ban-ruling-app.html.

12   https://www.federalregister.gov/documents/2020/08/11/2020-17699/addressing-the-threat-posed-by-tiktok-and-taking-additional-steps-to-address-the-national-emergency.

13 https://home.treasury.gov/system/files/136/EO-on-TikTok-8-14-20.pdf.

14  Le CFIUS dispose à ce titre de la possibilité de s’opposer à une vente à posteriori quand bien même la vente n’était pas soumise à une autorisation a priori du CFIUS.

15  https://www.ft.com/content/c35fc9fb-6466-43f0-8ad6-ddf6c1cc7d79.

16  https://newsroom.tiktok.com/fr-fr/tiktok-files-lawsuit.

17 https://www.lefigaro.fr/flash-eco/pekin-crie-a-la-repression-apres-les-mesures-de-trump-contre-tiktok-et-wechat-20200807.

18  https://www.ft.com/content/a8480c0d-7cce-4f10-88ec-6b8294e71ec4.

19  https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/oracle-choisi-pour-reprendre-les-activites-americaines-de-tiktok-1242041.

20 https://global.chinadaily.com.cn/a/202009/23/WS5f6a2445a31024ad0ba7b1c9.html.